Plus fort que les bombes

Un drone tueur du film hollywoodien, « Terminator 3 »

Par Madiha Tahir, le 16 juillet 2012

Quel est le rêve ?

Je rêve que mes jambes ont été tranchées, que mon œil est manquant, que je ne peux rien faire… Quelquefois, je rêve que le drone va attaquer, et j’ai peur. J’ai vraiment peur.

Après la fin de l’interview, Sadaullah Wazir tire les jambes du pantalon par-dessus les moignons de ses genoux jusqu’à ce qu’elles recouvrent les prothèses couleur d’os.

Les articles écrits dans les jours qui ont suivi l’attaque du 7 septembre 2009 ne mentionnent pas ce jeune garçon adolescent mince au visage impassible qui était, à l’époque de ces histoires, allongé dans un hôpital spartiate au nord du Waziristan, ses jambes réduites en bouillie par des chutes de débris, un œil arraché par le shrapnel. Il n’y a pas non plus le moindre mot sur les trois autres membres de sa famille tuées : son oncle dans un fauteuil roulant, Mautullah Jan et ses cousins Sabr-ud-Din Jan et Kadaanullah Jan. Ils ont tous quitté le script de leur propre histoire jusqu’à tomber du bord de la page.

L’as-tu entendu venir ?

Non.

Que s’est-il passé ?

Je me suis évanoui. J’ai été assommé.

Comme Sadaullah, inconscient, était déplacé vers un hôpital mieux équipé à Peshawar où ses jambes fracassées seraient amputées, les médias annoncèrent que, selon toute vraisemblance, un commandant haut-placé d’al-Qaeda, Ilyas Kashmiri, avait été tué durant l’attaque. La déclaration s’avéra être erronée, la première de trois instances où la mort de Kashmiri sera rapportée.

Sadaullah et sa famille, pendant ce temps, étaient enterrés sous des débris de mots : « militant », « hors-la-loi », « anti-terrorisme », « installation », (un terme glacial pour une maison). Circulez, les médias états-uniens dirent à leur audience, il n’y a rien à voir ici. Quelques quinze jours plus tard, après que le monde eut oublié, Sadaullah se réveilla dans un cauchemar.

Te souviens-tu de la première fois où tu t’es rendu compte que tes jambes n’étaient plus là ?

J’étais au lit, et j’étais enveloppé dans des pansements. J’ai essayé de les bouger, mais je ne pouvais pas, alors j’ai demandé, « M’avez-vous coupé les jambes ? » Ils m’ont dit non, mais je savais plus ou moins.

Trois ans après l’attaque sur Sadaullah et sa famille pendant le mois saint musulman du Ramadan et huit ans après que les attaques de drones aient commencé à tuer des gens au Pakistan, le New York Times a finalement confirmé les détails concernant la procédure de décision des noms présents sur les « kill lists » (listes de personnes à tuer, ndlr), les massacres de foules, et la façon dont la mort induite par drone transforme tout corps musulman en « militant ».

Les survivants et les familles des victimes l’ont précisément dit depuis déjà pas mal de temps. La vérité est taillée dans leurs corps, mais il a fallu une ribambelle de citations d’officiels administratifs anonymes pour en faire une histoire importante. Après tout, qui peut croire ces gens – pas les anonymes qui ne sont pas comptés, mais ceux à qui il manque des membres et des parents, ces illettrés, ces sauvages, menteurs, terroristes et voisins de terroristes, engeance de terreur – qui peut les croire ?

Pourquoi penses-tu qu’ils t’aient attaqué ?

Ils disent que c’étaient des terroristes, mais c’était ma maison… Ce ne sont pas des terroristes. Ce sont juste des gens normaux avec des barbes.

Oui, cela sert l’administration Obama d’admettre, même anonymement, qu’elle a défini une solution au problème de l’assassinat de civils en mettant l’étiquette « militant » sur toute personne tuée par un drone états-unien. Mais mon propos est un différent : c’est au sujet du secret de polichinelle, l’information d’ores et déjà de notoriété publique mais techniquement classée secrète par le gouvernement. C’est à propos de la façon dont la performance théâtrale du gouvernement US sur ce faux secret oriente les questions pouvant être posées et détermine l’information pouvant être imprimée.

Considérez, par exemple, la réponse du journaliste Scott Shane du New York Times aux accusations du site de surveillance des médias de l’Université de Harvard, Nieman Watchdog, comme quoi le journal renommé permettait une « campagne en dénigrement » contre ceux qui exposent les guerres par drones en citant des accusations provenant d’officiels anonymes. Voici Shane expliquant comment le théâtre des secrets publics fonctionne :

Le programme de drones, comme je l’ai écrit, est dans l’étrange catégorie de l’information classée confidentielle mais publique, créant des difficultés à la fois pour les officiels du gouvernement et pour les journalistes. Beaucoup de spectateurs et quelques officiels du gouvernement trouvent la situation intenable et que le programme devrait être rendu complètement public, pour que de vrais débats puissent avoir lieu au Congrès et dans le public sur ces sujets.

Entre-temps, les journalistes ont souvent le choix entre la citation d’officiels anonymes ou l’écriture d’histoires sur des accusations de mauvaises frappes et de morts innocentes et comprenant aucune réaction du tout. Je pense que c’est important d’inclure quelques voix de l’autre côté, et mes éditeurs ont approuvé. De plus, il me semble important que les citoyens sachent ce que dit le gouvernement, même si quelques citoyens trouvent les déclarations non-convaincantes ou pire.

Shane fait allusion à ce qui est devenu une pratique courante dans les médias états-uniens : la réduction de tous les thèmes et de la politique à une bataille de citations d’une cocasserie abyssale, à un côté et « l’autre côté » – comme si l’état états-unien n’était que l’équivalent bureaucratique d’un amputé adolescent vivant dans une zone de guerre. Et cela devient encore plus complexe. Puisque l’état est aussi, ostensiblement, un état démocratique et responsable, il devient d’autant plus nécessaire, comme dit Shane, que « les citoyens sachent ce que dit le gouvernement. »

Mais avec l’état représentant à la fois une voix parmi d’autres et aussi l’expression états-unienne de la démocratie au sens large, le point de vue du gouvernement est présenté de deux manières : d’une part, c’est une vue essentielle – les citoyens ont le droit de le connaître. D’autre part, ce point de vue va souvent à la presse sans avoir été vérifié, car c’est une voix parmi d’autres qui sont concurrentes dans un modèle de journalisme en point-contrepoint dans lequel des partis divergents offrent leurs versions de la vérité pour que le lecteur décide. En d’autres termes, ce sont les paroles du gouvernement ou leur manque qui constituent toutes les nouvelles dignes d’être imprimées.

Donc, presque une décennie après les frappes de drones, ce qui fait des infos des infos ne sont pas les vies menacées des autres des Etats-Unis, mais le théâtre des secrets du gouvernement qui garde les journalistes occupés à chasser, cajoler, négocier pour des fuites et des citations officielles pour confirmer ce que nous savons déjà. Pour la presse traditionnelle états-unienne, les « vrais débats », ainsi que le dit honnêtement Shane, ne prennent place que lorsque le gouvernement rend l’information publique. Jusque-là, le gouvernement dit circulez, et la presse obéit le plus souvent. Ceci est le domaine où le réel devient la propriété du gouvernement. Tout le reste n’est qu’un rêve. Ou un cauchemar.

Où cela concerne le Pakistan, les médias états-uniens classiques n’en viennent presque jamais à parler des véritables hommes, femmes, et beaucoup d’enfants déchiquetés par les drones. Sadaullah et d’autres comme lui attendent d’être entendus dans les médias classiques. Ils se sont portés volontaires à plusieurs reprises pour parler à des reporters. Des photos et des vidéos d’eux existent. L’avocat de certains de ces survivants et familles de victimes a proposé des interviews, et à chaque fois les médias traditionnels refusent. Pas la place. Pas le temps. Pas juste pour nous. L’équipe est trop occupée pour vérifier.

Ce n’est pas que des fuites ou des histoires à leur sujet soient sans valeur ou sans importance ; elles ne le sont pas. En effet, le traitement réservé Soldat Manning prouve combien les fuites sont immensément importantes. Mais la performance publique du secret par le gouvernement conditionne tellement la discussion qu’elle a diminué la capacité de prendre au sérieux la vie des autres.

Quand le gouvernement déclare que la définition d’un « militant » est un secret, ou que le programme d’attaques de drones dans les zones tribales pakistanaises est confidentiel, des segments du mouvement anti-guerre et d’organisations de défense des Droits de l’Homme répondent en réclamant la transparence et la responsabilité. L’espoir étant que la transparence ouvrira le programme au questionnement et à un examen significatif. Ce que la transparence et la responsabilité impliquent souvent concrètement dans le contexte des attaques de drones sur les Pakistanais est évident dans un communiqué de presse diffusé par Human Rights Watch en avril dernier. Le communiqué expose avec quelle ruse le théâtre des secrets publics du gouvernement déplace les termes du problème :

Des remarques de la part d’un officiel US de la Central Intelligence Agency (CIA) suggérant que l’agence n’est pas légalement liée par les lois de la guerre souligne le besoin urgent pour que l’administration Obama transfère le commandement de toutes les frappes aériennes par des drones aux forces armées… La CIA joue un rôle croissant dans les attaques de drones sans transparence ou responsabilité démontrée, a dit Human Rights Watch… Le refus du gouvernement des USA de reconnaître les obligations légales internationales ou de fournir des informations sur les frappes où il y a eu des allégations crédibles de violations des lois de la guerre laisse peu de matière pour déterminer si les USA respectent leurs obligations légales, a dit Human Rights Watch.

En d’autres mots, le gouvernement dit que la base de ses actions est un secret. HRW répond en réclamant que le gouvernement passe le contrôle des attaques de drones de la CIA aux militaires. (La présomption que les militaires seront plus transparents est assez douteuse.) Une fois que le problème – et par conséquent, la solution qui en découle – est défini en ces termes, c’est autour du secret du gouvernement que tourne toute l’affaire. La seule question ici est combien de « civils » contre des « militants » sont tués ; c’est-à-dire, si nous pouvions juste avoir les maths bons, il n’y aurait plus de questions morales ou éthiques. Une telle position appelle simplement à la légalisation d’une guerre illégale. C’est une sensibilité aux règles sans sens des principes. Plutôt que de demander d’où nous venons et où nous allons, elle demande juste à ce que les trains arrivent à l’heure.

Tandis que nous débattons des engrenages légaux, fuites officielles et manipulations gouvernementales par lesquelles ils se font tuer, l’existence matérielle, quotidienne et précaire des personnes vivant sous le bourdonnement inquiétant des drones US dans les zones tribales du Pakistan s’assoit rarement au centre des discussions.

Et si c’était le cas ? Si, à la place du secret public, l’on commence avec une prothèse de membre, un œil de verre, et une photo de funérailles, le cauchemar prend forme, se solidifie.

Voici Sadaullah devant vous ou Karim Khan parlant du frère et du fils qu’il a perdus, ou S. Hussein vous montrant la photo de l’enterrement de sa nièce âgée de quelques mois, vous savez que la différence entre se faire tuer par une administration qui ment sur le nombre de civils qu’elle a tués et une qui en a simplement « changé la définition » est exactement zéro. Ce n’est pas une information qui affecte les vies concernées. Cela n’a vraiment aucune importance si vous êtes tué par un mensonge ou une définition.

Quand vous demandez à Sadaullah ou Karim ou S. Hussein et d’autres comme eux ce qu’ils veulent, ils ne disent pas « transparence et responsabilité ». Ils disent qu’ils veulent que la tuerie cesse. Ils veulent arrêter de mourir. Ils veulent arrêter d’aller à des funérailles – et se faire bombarder alors même qu’ils sont en deuil. La transparence et la responsabilité, pour eux, sont des problèmes abstraits qui ont peu de choses à voir avec la mort, régulière et systématique. Les technologies pour les tuer bougent plus vite que les bureaucraties qui voudraient garder davantage d’entre eux en vie. Un missile Hellfire se déplace à mille six cents kilomètres/heure ; pas la transparence et la responsabilité.

Proposer ceci comme solution à cela équivaut à leur demander d’endurer l’horreur et de survivre à l’intenable jusqu’au moment où ces procédures administratives pourront statuer si la pratique est ou non légale. Cela confond la légalité et la justice, la loi et l’éthique. C’est très bien pour les avocats, mais comme le discours général au sein de la gauche, c’est une manière très détournée de montrer que vous vous sentez concerné.

En son cœur, la sorte de journalisme et de solutions légalistes dont je parle ici sont plus du genre à participer au théâtre Kabuki du gouvernement que celui concerné par le problème des vies mises en péril au Pakistan, au Yémen, en Somalie. De telles solutions n’ont pas grand-chose à dire, quand il s’agit de parler du problème des meurtres et des morts en ces lieux.

Pendant ce temps, les populations des zones tribales endurent réellement. Beaucoup vous diront qu’ils sont sous traitement pour des troubles psychologiques, et entendant ceci, il devient impossible de ne pas demander : sur quelles bases est-il censé de soumettre ces gens à des conditions de terreur avec pour seul but que les USA puissent chasser des terroristes ? Cette question se situe à des milliers de kilomètres des sophismes constitutionnels autour des « kill lists ». Alors que les thèmes de la loi et de la gouvernance ont des répercussions profondes sur la démocratie états-unienne, il est crucial de séparer les intérêts du peuple états-unien des intérêts des victimes du gouvernement états-unien. En faire moins est de méprendre l’égotisme pour l’empathie, manquer de reconnaître que le théâtre des secrets masque le cauchemar concret que les Etats-uniens refusent de voir.

Quelque temps plus tard, j’ai demandé à Sadaullah, plaisantant à moitié, Pourquoi devrais-je te croire ? Il a désigné ses membres en plastique, son faux œil. Regarde-moi, a-t-il dit.

Source : http://thenewinquiry.com/essay/louder-than-bombs/



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